KAïA : L’huile d’olive tunisienne qui célèbre le terroir nord africain

J’ai rencontré Sarah Ben Romdane en mai dernier lors du KifKif Market, un marché nomade de créateurs parisiens. Sarah est une ancienne journaliste londonienne reconvertie, il y a un an, en productrice d’huile d’olive sur sa propriété familiale en Tunisie. Aujourd’hui, cette entrepreneure d'origine syro-tunisienne a accepté de me raconter son histoire.

LE POINT DE DÉPART

Quel a été ton parcours personnel et professionel avant de fonder KAÏA ? 

J’ai grandi en Angleterre où j’ai fait des études en sciences politiques et en journalisme. Depuis toujours, je cherche à faire le pont entre mes racines et ma vie professionnelle. C’est comme ça que je me suis orientée vers une carrière journalistique en rejoignant la rédaction Mille basée à Dubaï. Un média qui cherche à représenter et à célébrer la pluralité des histoires du monde arabe. En 2021, j’ai décidé de mettre un terme à cette vie pour relancé la production d’huile d’olive de ma famille qui existait depuis 5 générations en Tunisie mais qui s’était arrêtée en cours de route. Souvent, les personnes à qui je raconte mon histoire sont étonnées d’apprendre que j’ai quitté la sphère très glamour du journalisme lifestyle dubaïote pour passer six mois de l’année dans une campagne en Tunisie. Pourtant, mon amour pour mes racines, mon engagement politique et ma passion pour le storytelling font de KAÏA la continuité logique de mes ambitions.

Pourquoi as-tu appelé ta marque KAÏA ?

Les noms qui me venaient en tête étaient souvent féminins, Frida en mémoire à mon arrière grand-mère, Aïda, qui signifie “récompense de la nature” en arabe, tous étaient déjà pris. Puis, je suis tombée sur le prénom Rokhaya, dérivé d’un terme islamique possèdant plusieurs significations. C’est l’idée d’un elixire qui nourrit et qui guérit, un produit très élémentaire et fondateur mais aussi très sacré. L’huile d’olive a de multiples facettes, c’est à la fois un produit du quotidien aux vertus de guérison mais aussi une ressource si précieuse et si centrale à notre cuisine méditerranéenne.

Pourquoi l’huile d’olive et pourquoi la Tunisie ? 

L’idée est née pendant le Covid-19. Au départ, la situation m’a beaucoup bouleversée, je me demandais comment on pouvait vivre dans un monde aussi catastrophique. Quand les frontières de la Tunisie ont ouvert, j’ai aussitôt pris un billet d’avion pour rejoindre le pays. Je partais pour des vacances de trois semaines, j’y suis restée six mois. On sortait à peine du confinement, tout le monde était en semi anxiété sociale et on se posait tous des questions sur le sens de nos vies. Est-ce qu’on allait quitter les villes pour vivre à la campagne ? Quel rôle tenait l’alimentation, la famille, les relations dans notre quotidien ? Comment organiser nos vies pour qu’elles soient plus saines, plus joyeuses et plus durables ? 

C’est au milieu de ces interrogations que le fait d’être en Tunisie avec ma famille m’a paru être une évidence. En arrivant là-bas, je me suis sentie tellement apaisée. Moi qui ai toujours vécu dans des grandes villes européennes, j’ai réalisé pour la première fois que la nature avait un pouvoir sur moi. Ça m’a véritablement guéri d’être face à la mer, d’être au contact des oliviers et du soleil. Alors, j’ai décidé que mon monde d’après devait s’inspirer de cet endroit-là. J’ai toujours voulu rendre hommage à mes racines et pouvoir raconter des histoires autour de ça. Je pouvais le faire à travers un produit hyper intime.

LA CUISINE NORD AFRICAINE, SOUS REPRÉSENTÉE ?

Comment se place la Tunisie dans le marché mondial de l’huile d’olive ? 

La Tunisie est le troisième plus gros producteur d’huile d’olive au monde et peu de personnes le savent. L’huile d’olive est un produit de commodité. Les gros industriels profitent du bas coût de cette huile tunisienne pour l’acheter en grande quantité et l’utiliser dans les assemblages standardisés que l’on retrouve en grande surface, qui ne mentionnent pas son origine tunisienne. Notre terroir est totalement invisibilisé et les gens qui le font vivre ne se sentent pas valorisés. Ce qui entraîne des exodes dans nos pays et crée de gros problèmes d’identité, de précarité et d’inégalités.

Que penses-tu de l’image de la cuisine nord africaine en Occident ? 

Je remarque que les cuisines méditerranéennes, levantines, nord africaines sont à la mode aujourd’hui. Quand j’étais enfant, notre cuisine était moquée ou diminuée au point où beaucoup d’entre nous se sont assimilés dans le but d’éviter simplement les inévitables stéréotypes négatifs. C’est étrange aujourd’hui de constater que les cuisines nord africaines sont à la mode. La chakchouka ou la harissa (des aliments de base en Tunisie) sont maintenant des signatures dans certains des restaurants les plus branchés de Paris. Nos recettes étant plus visibles que jamais, il est facile de croire que tout va mieux, mais je pense que le réel progrès sera réalisé lorsque les terroirs et les communautés locales de cette région seront véritablement pris en compte dans la conversation et dans la transaction. Bien que notre cuisine soit devenue tendance, il faut se demander, est-ce véritablement la culture nord africaine qui est appréciée en France, ou simplement sa version gentrifiée ?

LE PROCESSUS DE PRODUCTION

Peux-tu expliquer les différentes périodes de récolte des olives, et les différences régionales ?

Pour produire de l’huile, on peut choisir de récolter à différentes périodes, il y a plusieurs maturités d’olives. Lorsqu’on cueille tôt, on appelle ça le fruité vert, lorsqu’on cueille tard, c’est le fruité mûr. En Tunisie, la période de récolte démarre en novembre et se termine aux alentours de la mi-janvier. En début de saison, les olives sont vertes, puis, au cours de la saison, le fruit noirci en mûrissant. Traditionnellement, il était d’usage de récolter les olives assez tardivement dans de nombreux pays comme en France, en Grèce ou en Afrique du Nord. La raison étant que lorsque le fruit est plus mûr, il devient plus gras et il permet d’avoir une huile à plus fort rendement. Gustativement, une olive plus mûre donne une huile plus ronde, plus versatile, plus accessible et moins intense, moins intimidante.

Par la suite, l’Italie a imposé une nouvelle mode, celle des huiles d’olives très caractérielles qu’on trouve beaucoup en Toscane. L’idée étant de récolter le fruit lorsqu’il est encore vert, il s’agit d’un fruité beaucoup plus herbacé au goût plus piquant et parfois même amer. Aujourd’hui, cette tendance autour des fruités verts perdure. Cela étant dit, chaque pays, chaque région, chaque terroir a ses spécificités.

À quelle période récoltes-tu tes olives ? 

Lorsque je produis de l’huile vierge extra, je récolte les olives assez tôt, en novembre, il s’agit d’un fruité vert léger. Plus précisément, je cueille mes olives lorsqu’elles sont tournantes, c’est à dire lorsqu’elles changent de couleur. Elles possèdent trois teintes à la fois : rose, violet et vert. En bouche, on retrouve à la fois le côté intense du fruité vert qui va être contre balancé par la rondeur du fruité un peu plus mûr. Scientifiquement, il est dit que cette maturité tournante est la plus optimale. Malheureusement, avec les sécheresses et les dérèglements climatiques que nous subissons, les périodes de récoltes vont évoluer au cours des années.

Peux-tu expliquer la particularité du fruité noir ? 

Il y a un fruité que l’on retrouve uniquement en Provence et en région d’Afrique du Nord, il s’agit du fruité noir. C’est l’idée de cueillir les olives et d’attendre quelques semaines avant de les presser. Elles vont donc fermenter et c’est ce qui va donner ce goût souvent très fort parfois similaire à de la tapenade voir même du cacao. Le fruité noir est une anomalie due aux petits moyens de l’époque où on transportait les olives jusqu’au moulin à dos d’âne. Les olives traînaient jusqu’au moment où elles allaient être pressées. Aujourd’hui, les moulins traditionnels sont quasiment en voie de disparition, on presse avec les machines électriques et les chaînes continue.

Lorsque les olives fermentent, le taux d’acidité de l’huile d’olive explose, et l’huile d’olive ne peut donc plus être labelisée vierge extra (pour qu’une huile d’olive soit vierge extra, elle doit avoir un taux d’acidité inférieur à 0,8% ce qui est seulement possible si les olives sont préssées maximum 48h après la cueillette). Ces huiles présentent donc des anomalies. Cependant, les français ont affirmé que cela restait un savoir-faire traditionnel et ils en ont fait une AOP. En Tunisie, la vision patrimoniale de l’huile d’olive n’est pas encore suffisamment développée, et ce fruité là n’est donc pas protégée. 

Comment récoltes-tu tes olives ? 

Les récoltes se font principalement par des femmes et uniquement à la main, c’est la tradition en Tunisie. À l’aide d’un petit râteau et d’un large filet qu’on dispose sous les arbres, on ramasse ainsi les olives. On a la chance de ne pas encore avoir remplacé tout le monde par des machines électriques comme en Europe, ceci étant dit, au vu de l’exode dans ces régions-là, il est fort probable que cela arrive plus rapidement qu’on ne le pense. Une fois les précieuses olives tombées de l’arbre, on les dispose dans des cagettes pour éviter toute fermentation. Pour être labellisé vierge extra il faut presser les olives 48h au plus tard après la cueillette.

Pour ma part, je fais une pression à froid, c’est-à-dire à moins de 27 degrés. Ce sont des normes imposées à l’échelle internationale. Les olives entrent dans la machine, se font rincer, et passent par l’étape de malaxation où elles se transforment en une sorte de tapenade. Ensuite vient la centrifugation où l’eau est séparée de l’huile, on obtient alors une huile d’une couleur beaucoup plus vive et opaque, car il y a toujours quelques résidus d’olives. C’est comme un jus d’orange que tu aurais pressé chez toi en conservant la pulpe. L’huile est par la suite filtrée. Enfin, l’huile obtenue va dans des contenants permettant de maintenir leur stabilité, à savoir des cuves en inoxe.

Où peut-on retrouver l’huile KAÏA ? 

On peut se procurer l’huile d’olive dans plusieurs épiceries fines ainsi qu’à la Grande Épicerie du Bon Marché. Elle est également en vente sur le site internet World of KAÏA et dans des concepts store à l’étranger, comme en Tunisie, aux Émirats Arabes Unis, aux États-Unis et bientôt en Angleterre.

Qu’est-ce que tu espères pour la Tunisie ?

J’espère que les tunisiens pourront se réconcilier avec leur pays, j’ai constaté que beaucoup de personnes veulent fuir la Tunisie, toute classe sociale confondue. La diaspora a un énorme rôle à jouer selon moi, car elle a un accès plus privilégié aux deux rives de la Méditerranée et porte un regard plus romantique, en général, sur les pays d’origine. Cette position devrait à mon sens pouvoir inspirer des projets entrepreneuriaux à mission qui peuvent faire rayonner nos savoir-faire à travers des échanges plus réciproques. Notre pays est beau et plein d’opportunités ! À nous de nous mettre au travail !